Plan
Introduction
Chapitre I : Le droit comme figure de la variance
Section I : Genese
§I- Le droit avant l’histoire
§II- Le droit dans l’Histoire
Section II : dans l’espace : Les principaux caractères des grandes traditions juridiques
§I- Les traditions juridiques occidentales
§II- L’Afrique et la pluralité des droits
§III- La tradition chinoise et l’effacement du droit
Chapitre II Une relation dialectique : le droit et la violence
Introduction : Position du problème
Une donnée structurelle : la gestion des conflits
Un élément conjoncturel : le rôle de l’État
Section I. Le système vindicatoire
§I- La minutie des procédures mises en œuvre
§II- Les racines socio-culturelles de la vengeance et de la violence
Section II Violence et médiation
§I- Le développement récent des modes informels de règlement des conflits
§II- Limites et risques des « justices alternatives »
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Introduction
Cours en construction, d’un triple point de vue :
– Matériel
– Épistémologique : anthropologie juridique occupe un statut singulier au sein des facultés de droit. A la fois prisé et non enseigné.
– Particularité de ce cours : ne s’adresse pas aux seuls juristes. Peut constituer un moyen, transversal, de prendre contact avec la discipline juridique.
Pourtant, quel que soit le point de vue adopté, une constante : travail de décentrage, de mise à distance, changement de perspective qui rend étranges les choses les plus familières. Sociétés occidentales profondément juridicisées. Droit partout, et pourtant difficile à définir, surtout si on cherche à le faire « de l’intérieur. »
Voilà ce qu’écrivait le doyen Vedel, grand constitutionnaliste, dans un article où il cherchait à définir le droit : « Voilà des semaines et même des mois que je « sèche » laborieusement sur la question, pourtant si apparemment innocente ( …) « Qu’est ce que le droit ? ». Cet état, déjà peu glorieux, s’aggrave d’un sentiment de honte. J’ai entendu ma première leçon de droit voici plus de 60 ans ; j’ai donné mon premier cours en chaire voici plus de 50 ans ; je n’ai pas cessé de faire le métier de juriste tour à tour ou simultanément comme avocat, comme professeur, comme auteur, comme conseil et même comme juge. Et me voilà déconcerté tel un étudiant de première année remettant copie blanche, faute d’avoir pu rassembler les bribes de réponse qui font échapper au zéro.[1] »
Paradoxe contemporain : d’un côté un droit qui se dérobe, de l’autre une attente de droit.
1) Objet qui échappe, qui peine à être saisi, circonscrit. Phénomène juridique semble pourtant massif dans les sociétés contemporaines : hyper litigiosité. Ainsi, par exemple, la société US. De même, pour beaucoup de gens, le droit se confond avec la justice, le plus souvent pénale : figure des grands procès d’assises, avec son décorum écrasant, en rouge et noir. Une autre interface majeure liant l’individu post-moderne au droit : le code de la route = entrelacs de signes juridiques qui expriment de manière impérative des interdictions ou des obligations : dans le code de la route, il n’y a guère de place pour la discussion, la négociation.
Il importe cependant de ne pas confondre le droit avec sa pathologie. Droit devient d’autant plus visible que crise existe. La plupart du temps, la règle de droit ne fournit qu’un cadre indicatif, peu contraignant. Ex : la loi de 1901 sur les associations.
Même en matière de justice, tout n’est pas aussi dramatique qu’une cours d’assise : « dans les prétoires, peu de portes ouvrent sur l‘enfer du pénal »[2]. La procédure pénale elle même, notamment par le biais du plaider coupable, introduit des éléments de négociation, qui sont particulièrement marqués dans le droit anglo saxon. Ainsi, aux EU, 90% des affaires pénales sont réglées de façon négociée : plea bargaining (rendu plus facile par la procédure accusatoire). Les parties parviennent à une solution amiable, elles la soumettent au juge, qui, le plus souvent, se contente de l’enregistrer.
De même, le droit peut parler autrement que par ordres et menaces : atténuation contemporaine de la fonction répressive du droit au profit de son rôle incitatif (peut être lié aussi à la généralisation du contrôle social). Quelques exemples :
- multiplication des lois cadres et des lois programmes
- développement des « standards » et des références purement incitatives : droit « mou » (soft law)
- développement de la médiation, y compris en matière pénale. Recherche d’une justice de proximité, plus informelle. Justiciable de plus en plus souvent sollicité pour collaborer lui-même à la mise en œuvre du droit et de la sanction : évolution très sensible dans les relations familiales, où le droit affirme sa neutralité croissante à l’égard des choix personnels dans l’organisation de la vie privée et se fait donc plus flexible, renvoyant chaque individu à sa liberté et à sa responsabilité : développement de la figure contractuelle au détriment de l’antique institution matrimoniale, à la fois sociale et familiale.
- Même en droit pénal, apparition d’un droit pénal mou : qui permet à certains justiciables (mineurs en particulier) d’échapper à une sanction brutale : contrôle judiciaire qui évite l’incarcération, sursis, peine d’intérêt général. La victime elle même peut intervenir dans le processus d’amendement et de réinsertion du coupable : expériences menées au Canada et par diverses associations d’aide aux victimes.
- même code de la route donne quelques signes d’adoucissement. Cf. par exemple la multiplication des ronds-points qui se substituent aux feux tricolores, ou les flèches clignotantes, qui viennent corriger le message d’interdiction de circuler délivré par le feu rouge.
- A côté de la justice « institution » développement des « médiateurs », le plus souvent des non juristes, qui s’attachent à rétablir la paix entre les parties en dégageant avec elles des solutions de règlement satisfaisantes (aux USA, grâce à ces pratiques, seuls 5 à 10% des affaires viennent devant les tribunaux). L’Etat lui même souhaite l’expansion de ces juridiction alternatives pour désengorger ses propres tribunaux.
- Dans le monde du travail, une grande partie des relations sont auto-régulées : conventions collectives. Juridictions paritaires ; nomination d’un médiateur si conflit social d’une certaine gravité.
- DIP : tendance du droit à inciter plutôt qu’à punir.
Sens de toutes ces expériences ? Un pari les inspire. Celui que la collaboration du justiciable assurera mieux que la sanction nue l’efficacité du droit. Quitte à permettre que s’embrument un peu nos conceptions familières du droit et de la justice : la loi ne dicte plus un texte unique, le juge pénal se sert du châtiment sans nécessairement l’appliquer.
Risque de dilution de la norme est réel et caractéristique de la perte de repères de l’individu post-moderne. Pour bien fonctionner, ce droit incitatif suppose qu’il existe au départ une notion de référence précise, à partir de laquelle sont organisées en un ensemble flou des marges d’appréciation donnant une certaine autonomie aux acteurs. Le principe de proximité se substitue alors à celui d’identité, et l’espace normatif devient pluraliste. Le droit européen se structure sous nos yeux suivant ces concepts. Cf. travaux de Mireille Delmas Marty sur le pluralisme juridique.
NB : Cette prévalence de la recherche de l’harmonie sociale sur l’exigence de justice n’est ni un phénomène récent ni un phénomène strictement occidental :
- Lecture des recueils de coutumes médiévales de même qu’actes de règlements des conflits rapportés pr les chroniqueurs voire par la série des Accords du parlement de Paris montrent qu’au moins jusqu’aux XIIè-XIIIè siècles et la construction de l’Etat, le désir du rétablissement de la paix sociale passe avant celui de la justice.
- Archipel des Célèbes près de Bornéo : Les Toradja valorisent au plus haut point la recherche de l’accord, notamment en matière conjugale : il faut à tout prix éviter les disputes et les conflits. En cas de querelle grave, la conciliation s’impose, exercée par l’assemblée du village. Voici les exhortations rapportées par un ethnologue : « La parole est un remède comme disent les Anciens. Parlez, ouvrez votre cœur et l’abcès se crèvera… Oui la parole est un remède, réconciliez vous, expliquez vous clairement pour que chacun d’entre vous puisse redresser ce qui est courbé, pour que vous arrêtiez ce que mutuellement vous n’aimez pas afin qu’il ne soit plus question de divorce. »[3]
- Esquimaux de la côte ouest du Groenland : vivaient en groupe de quelques dizaines dans un environnement hostile. Tout conflit peut devenir dangereux dans ce contexte. D’où la nécessité de le résoudre pacifiquement. Lu des moyens souvent utilisés = les compétitions de chants.
Rigidité et impérativité commencent donc à s’atténuer dans le droit contemporain, alors qu’on les considérait comme intangible.
Tout cela trouble l’image du phénomène juridique et le rend plus incertain, moins saisissable. Or, cette évanescence se conjoint à une véritable attente de droit.
2) Une attente de droit. Transformations profondes de la civilisation occidentale depuis un siècle :
- Effondrement du marxisme : le tot culturel a maintenant tendance à l’emporter sur le tout économique. Surtout, le droit ne se trouve plus réduit à n’être qu’une superstructure portée par la production économique
- Retour du sujet après les désillusions de la psychanalyse : droit postule un sujet de droit capable d’assumer des responsabilités et de faire des choix
- Complexification du social entraine une augmentation de la demande de droit. Plsieurs indices :
i. Biosciences
ii. État de droit : état acceptant e voir sa puissnace limitée par le droit, expression d’un ordre préexistant trouvant sa source dans la socité civile. Cf. la Grund norm et l’idéologie des droits de l’homme
iii. Inflation du droit : aujourd’hui, la moitié du droit positif a moins de 30 ans : individu, sensé ne pas ignorer la loi, est en fait contraint de ne pas la connaître. L’augmentation quantitative des lois s’accompagne en outre d’une fragmentation du droit : multiplication des règles ponctuelles, des statuts particuliers.
A la fin, on peut se demander ce qui reste du droit. Beaucoup de règles tiennent bon mais les signes inquiétants s’accumulent. Développement d’une sorte de droit canada dry. Deux exemples :
– droit de la filiation : droit tend à n’être plus que l’écho de la biologie : paternité reposant sur une vérité biologique qui n’est pas nécessairement celle du droit
– outil informatique, induisant une explosion des évaluations quantitatives : édiction de moyennes, de statistiques, etc. Outre que ces mécanismes de mesure peuvent légitimer le conformisme, ils opèrent un transfert du pouvoir de décision du droit à d’autres sciences dont ce n’est pas la compétence. Une moyenne est un fait mathématique, pas une qualification juridique et en core moins un jugement
– question de l’ineffectivité mérite aussi d’être posée : il est des relations dont, pour peu qu’elles suivent un cours normal, nous choisissons d’exclure le droit.
Il importe donc d’essayer de penser le droit autrement pour essayer de répondre aux questions que la société pose. D’où l’intérêt de l’anthropologie juridique. Permet
Face à ces brumes, l’objet de l’anthropologie juridique est de répudier a priori tout système. Démarche d’abord descriptive avant d’être explicative. Étude des systèmes juridiques enfantés par les sociétés humaines, sans exclusive. Postulat de base : toute société connaît le droit, même si toutes le contenu de l’injonction juridique diffère fortement d’une société à l’autre et si tous les systèmes n’accordent pas la même importance à la régulation juridique.
Etude des droits des cultures non occidentales afin de revenir ensuite, avec un regard neuf, à ceux des sociétés occidentales. Car contrairement à ce que l’on croit, il n’est pas plus facile d’étudier sa propre société que celle des Pygmées et des Esquimaux.
Anthropologie peut se voir assignés des précédents dans l’Antiquité et l’époque moderne, ainsi que chez les auteurs et voyageurs arabes du MA. Mais elle naît véritablement à la fin XIXè, en plein triomphe technologique et culturel de l’Occident : révolution industrielle se propage en Europe et colonisation en Afrique et en Asie. Européens de l’époque postulent que toutes les sociétés sont soumises à des lois d’évolution plus ou moins rigides, qui conduisent de la sauvagerie à la civilisation : passage de l’oral à l’écrit, de la famille étroite à la famille nucléaire, de la propriété collective à la propriété privée, etc.
Le premier auteur de cette lignée : Sir Henry James Sumner Maines (1822-1888) : professeur de droit à Oxbridge puis Londres. Passionné par la culture indienne. Vice chancelier de l’université de Calcutta, conseiller du gouverneur général de l’Inde. Contribue à la codification du droit indien entreprise par les Britanniques. Publie en 1861 L’Ancien Droit : cherche dans les droits indiens, irlandais et germaniques les traces de leur filiation commune : indo-européenne. Ses recherches le conduisent à formuler des hypothèses générales sur la manière dont ont évolué les sociétés qu’il connaît : stade archaïque (sans droit), stade tribal (naissance du droit) ; premières codification avec l’assise territoriale. Ensuite, deux types de sociétés : stationnaires (Inde) ou « progressives » (occident) : pointe extrême de la civilisation
Flambeau passe ensuite aux auteurs allemands, autour de la Revue de droit comparée dirigée par J. Kohler : premières études sur les droit africains.
Bronislaw Malinowski (1884-1942) = premier anthropologue moderne. Économiste de formation. Promoteur de l’enquête sur le terrain et de l’observation participante. Ceci à cause de la guerre : de nationalité autrichienne (né à Cracovie), est surpris par la WWI en Australie, où les autorités veulent l’incarcérer comme sujet ennemi. Parvient à les convaincre de lui faire passer son temps d’isolement chez les indigènes australiens à Mailu et aux iles Trobriand (nouvelle Guinée) : collecte un matériau abondant qui lui servira pour écrire ses nombreux ouvrages devenus des classiques de l’anthropologie :
La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, 1921, Ed Payot, 2001,
Mœurs et coutumes des Mélanésiens, 1933 ;
Les Argonautes du Pacifique occidental, 1922 (trad. fr. 1963)
Les dynamiques de l’évolution culturelle, 1941 (trad. fr. 1970;
Journal d’ethnographe,1967 (trad. fr.1985);
Les Jardins de corail, réed. La Découverte,2002.
La paternité dans la psychologie primitive 1927, Éditions à l’écluse d’aval, 2006, ISBN : 2-9526841-0-3
Une théorie scientifique de la culture et autres essais , Maspéro/La Découverte,1970
Anthropologie se fait à la fois plus modeste et plus rigoureuse : renonce à la notion de progrès.
En France : Grand anthropologues, surtout africanistes et surtout Levi-Strauss, mais anthropologie juridique longtemps passée sous silence. Durkheim recourt assez souvent aux droits primitifs, mais il faut attendre le milieu du XXè siècle pour que quelques historiens du droit (H. Levy-Brulh, M. Alliot, R. Verdier, N. Rouland) y fondent vraiment la discipline.
Celle-ci demeure encore aujourd’hui largement un luxe de pays riche.
Un peu en marge de l’anthropologie classique, on doit mentionner le nom de René Girard, dont l’influence a été grande dans les années 1990, et qui a consacré toute son œuvre à l’étude des mécanismes de déclenchement et de gestion de la violence, à partir du postulat du désir mimétique (le désir naît de l’imitation du désir de l’autre).
Annonce du plan : plus qu’un plan : un parcours qui permettra d’effectuer un gros plan sur quelques thèmes privilégiés et arbitrairement choisis : droit et violence, droit et pouvoir, droit et valeurs, droit et nature.
Chapitre I : Le droit comme figure de la variance
Le droit possède un long passé ; il obéit dans le présent à des traditions culturelles très différentes. Ce sont ces deux aspects qu’il convient d’examiner pour commencer.
Section I : Genese
§I- Le droit avant l’histoire
A- Le mur de l’Écriture
Bien des gens posent l’équation droit = civilisation écrite (Babylone, la Grèce, l’ER, les droits hindous et musulmans, etc.). Or, critère de l’écriture est trompeur :
– droit pas réductible à l’écriture
– forme écrite du droit n’est pas un gage de sa diffusion : encore faut-il savoir lire et écrire : droit écrit risque donc n’est que l’instrument d’une minorité (cf. les droits savants au MA). En outre, contrairement au préjuge, les civilisations de l’écrit ne sont pas nécessairement les plus juridiques. L’écriture permet certes une mémorisation supérieure à l’oralité, mais plus nombreuses sont les connaissances à stocker, moins elles sont accessibles : exigent une technicité accrue et deviennent des enjeux de pouvoir. Écriture détermine donc plutôt un certain style de droit et un rapport particulier au pouvoir (plus hiérarchique).
Il faut insister sur ce point : l’écriture n’est pas un simple substitut de la parole. Elle installe le discours dans la solitude en lui conférant une certaine autonomie. Écrit, le texte parle tout autant dans la façon dont le reçoit celui qui le lit que dans l’intention de son auteur : d’où le rôle de l’exégèse, du commentaire, fondamental en droit, et l’importance du contrôle opéré par les juristes sur le droit.
L’écriture modifie donc le droit. Mais elle ne le crée pas. C’est l’un des symptômes de la complexification d’une société : multiplication des ses divisions/spécialisations et donc de ses possibilités de conflits, spécialisation du pouvoir politique. La plupart des cités et des empires ont connu l’écriture, et ceux qui ne l’ont pas connue ont duré moins longtemps que les autres (empire africain, empire inca). Ds le même sens, on notera que l’écriture apparaît après les grandes mutations néolithiques, assises sur une augmentation des capacités de stockage des économies : accumulation des réserves et des connaissances.
L’écriture s’impose quand s’accroissent les distances sociales et / ou géographiques (cf. la prévalence de l’oralité dans les relations amicales et informelles) : le recours à l’écriture n’est pas un signe de développement plus ou moins grand, mais l’indice d’un certain degré de hiérarchisation sociale (sociétés sans écriture reposent ainsi souvent sur des systèmes de parenté d’une complexité stupéfiante).
Aperçu chronologique :
– 1ères espèces humaines : il y a deux millions d’années
– transition néolithique commence vers -9000 ans
– -3400/-3300: apparition de l’écriture et début de l’histoire
– 1ère codifications locales : -2500. 1er code, celui d’Hammourabi (-1700)
C’est dire le poids écrasant de l’oralité dans l’histoire de l’aventure humaine. Question : si l’exemple des sociétés traditionnelles montre que le droit n’est pas lié à l’écriture, peut on affirmer que les sociétés humaines du paléolithique le connaissaient déjà ? Pour cela effort d’interprétation nécessaire, avec les vestiges archéologiques mis au jour.
Droit appartient à ce que les anthropologues appellent la culture : ce que l’homme construit à partir du donné naturel qui lui est imposé. Ce recours au culturel n’est pas le propre de l’h : certains animaux aussi aménagent leur milieu ; Mais l’homme s’en distingue par l’ampleur de ce qu’il construit.
Cette proéminence de la culture fut facilitée par certains traits bien connus :
– station verticale
– utilisation de l’outil
– langage : importance du langage articulé : les séries de sons codés qu’il met en œuvre peuvent transmettre la pensée à une vitesse au moins dix fois supérieure à tout autre code de signaux. L’élaboration et le perfectionnement du droit sont liés à l’apparition et à la complexification du langage : pour créer, observer, ou contester des règles, il faut pouvoir communiquer à leur sujet et grâce à elles. D’où la nécessité de déterminer depuis quand l’homme a pu parler un langage du type de celui que nous utilisons.
Le premier type d’homme (homo habilis) apparaît il y a 2 millions d’années en Afrique. Un million d’années + tard, le cerveau humain a doublé, atteignant 1000 cm3. A cette date, quitte l’Afrique vers l’Asie, où il s’éteint.
Ver -400 000 ans, nouveau type d’homme : Neandertal apparaît en Afrique. Gros cerveau (1800 cm3 contre 1500 pour le notre). Mais larynx placé trop haut dans sa gorge pour qu’il puisse parler de façon satisfaisante. Son élocution devait être lente, ses phrases rudimentaires : l’organe n’était pas à la hauteur du cerveau. Disparait il y a 30 000 ans, faute d’avoir pu s’adapter aux modifications climatiques (fin de l’ère glaciaire e raréfaction du gibier). Le caractère rudimentaire de son langage fut vraisemblablement déterminant dans sa disparition : quand le milieu change, le besoin de communication s’accroit.
Vers – 150 000 ans : homos sapiens sapiens apparaît enfin en Afrique. On estime qu’il y a environ – 100 000 ans homo sapiens sapiens avait les moyens de parler un langage articulé de type moderne, ce qui lui permit de s’adapter aux rapides transformations climatiques de l’ère glaciaire. Règles durent exister, ne serait-ce que pour organiser la chasse.
– 80 000 premières inhumations dans des sépultures. Dépôts d’offrandes. Rien n’empêche d’imaginer que la pensée métaphysique est bien antérieure à cela. En tout cas, quand s’amorce la mutation néolithique, l’homme est déjà religieux depuis longtemps (et également artiste : les premières images du corps, surtout sexuelles et féminines, apparaissent il y a 35 000 ans).
Simple rappel de données connues. Mais de l’outil à la métaphysique, le droit est le grand oublié dans le processus d’hominisation. Or lui aussi paraît avoir contribué à la naissance de l’homme.
Quels indices ?
B- Un faisceau d’indices convergents
1) La formation des premiers systèmes de parentés
Lorsque, vers -3000 av. J.C, commence pour nous l’histoire (avec l’écriture), la famille existe et ses formes ont déjà atteint un degré d’organisation et de complexité qu’elles n’ont pas dépassé depuis. Deux nouvelles catégories de documents permettent de le dire :
– l’apparition de sépultures collectives (les plus anciennes datant du 5ème millénaire avant notre ère) où la disposition des morts et les caractéristiques physiques de leurs ossements témoignent de regroupements par familles.
Les données fournies par la linguistique : mise en évidence d’une langue originelle, datant du cinquième ou du quatrième millénaire. Plusieurs caractères : sexe masculin privilégié par rapport au sexe féminin (une femme dispose de bcp de termes pour désigner les membres de sa belle famille, alors que le vocabulaire de l’h concernant les parentes de sa femme est beaucoup plus réduit) : dépeint vraisemblablement une société patriarcale, structurée en clans patrilinéaires, avec mariage virilocal.
Or tout ceci ne va pas de soi : c’est l’homme qui a inventé les rapports de parenté, d’essence juridique : ceux ci permettent de confirmer la base naturelle de la famille ou de s’en écarter. Complexité des modèles primitifs telle qu’elle oblige les anthropologues à recourir à des modèles mathématiques pour les figurer. Témoigne de leur ancienneté : formation de ces règles sans doute très antérieure à la date à laquelle nous repérons leur existence : cette lente et très précoce organisation de la famille autour des rapports de parenté fut le berceau. S’imposant sans nécessité naturelle du préférence à d’autres systèmes possibles, correspondait à des valeurs culturelles et visait à la cohérence et à la perpétuation du groupe, sans doute sanctionnée par des moyens que nous ignorons. C’est donc bien au paléolithique qu’il faut chercher l’origine des rapports de parenté que nous constatons au seuil de l’histoire.
La question de la prohibition de l’inceste : la plupart des systèmes juridiques prohibent les unions entre parents considérés comme trop proches, même si la définition du degré de proximité varie beaucoup. Raisons génétiques ne l’expliquent pas. En outre, l’explication biologique n’apparaît qu’au XVIè siècle.
– 1ère hypothèse est d’ordre purement social : pour C. Levi Strauss, la prohibition de l’inceste est la condition de toute vie en société : sans échange, chaque groupe vivrait replié sur lui-même, condamné à terme à l’implosion.
– Autres explications, à caractère plus biologique : seule de toutes les primates, la femme n’a pas ses chaleurs et reste sexuellement attractive de façon quasi permanente : antagonismes nés de la compétition sexuelle auraient pu conduire à la dislocation des premières sociétés humaines si la régulation née de la prohibition de l’inceste n’avait été instituée. Grâce à elle, il y a désormais deux groupes de femmes : celles qu’on peut épouser et celles auxquelles on devait renoncer, et qui devenaient donc susceptibles d’échanges.
– nécessités démographiques : au sein d’un petit groupe, les fluctuations aléatoires de la répartition des sexes peuvent être très importantes. D’où la nécessité de les équilibrer par l’échange.
2) Le contrôle de la fécondité
Les préhistoriens situent entre deux et un million et demi d’années avant notre époque la date à laquelle les hominiens ont trouvé les moyens propres à se défendre efficacement contre les animaux : date qui correspond à l’apparition de l’homo habilis, 1ère espèce véritablement humaine : omnivore bipède d’environ 1,4m. Inventeur de l’outil. Parvient à se protéger des fauves. Mais doit alors affronter les défis nés de l’augmentation sans contrôle de la population : selon des calculs, une population de 35 individus, avec une augmentation de 0,5% par an atteindrait en 5000 ans une population de 1 600 milliards. Or guerre semble absente du paléolithique : n’a pu jouer un rôle de régulateur. On en est don réduit à supposer que fut instituée une régulation de a fécondité. On ignore par quels moyens : encore une pote du royaume du droit ouverte au début de l’espèce humaine.
3) La domestication du feu
– 500 000 : date approximative de la maîtrise du feu. A induit une spécialisation croissante des espaces (sites d’abattage, de dépeçage, de fabrication des outils, distincts du lieu du séjour) : la multiplication et la spécialisation des activés conduisent nécessairement à leur réglementation. Implique en effet que certaines activités sont licites en certains lieux et non en d’autres. Peut accoutumer à l’idée que certains groupes plutôt que d’autres ont le droit d’utiliser tel ou tel espace.
4) La division sexuelle du travail
Trouve probablement son origine historique dans les modalités différentes de recherche de la nourriture. Ds l’espèce humaine, les besoins alimentaires diffèrent selon les sexes : femme prend en charge le développement du fétus, ce qui représente une grosse dépense énergétique : doit absorber des protides et du phosphore. L’h chasse donc pour elle et lui rapporte de la viande, ainsi que la moelle des os (femme enceinte ne peut poursuivre seule du gros gibier…). A l’inverse, l’homme a besoin de graisses rt d’hydrates de carbone pour la traque du gibier. La f y pourvoit en cherchant des tubercules riches en amidon et en cultivant le jardin.
Les perfectionnements de la chasse durent accentuer la division du travail : chasse devient activité technique, ne permettant plus qu’y soient emmenés de très jeunes enfants : sont alors confiés à la femme qui garde aussi le foyer.
C- La dynamique néolithique
Transition néolithique révolutionnaire dans ses résultats mais s’étala sur plusieurs milliers d’années. Chronologie d’ailleurs différentes selon les aires considérées :
– 1ers villages sédentaires : Syrie et Palestine : chasseurs-cueilleurs
– 2000 ans plus tard : apparition de l’agriculture (blé et orge) et de l’élevage.
– 2000 ans + tard : apparition de l’industrie avec la cuisson des poteries
– NB : En Amérique, la même séquence se produit un peu plus tard, et avec maïs et tomate. Idem en Chine avec le riz et en Afrique avec le mil
– Sur le territoire de la France actuelle, la transition néolithique s’effectue de – 6300 à – 3700.
Ces importantes modifications des modes de production vont de pair avec les évolutions de la culture intellectuelle : on ne pense plus de la même façon que les anciens chasseurs-cueilleurs. Accroissement de l’écart créé entre l’homme et la nature.
En réalité, le véritable changement concerne l’accroissement des capacités de stockage, lui même conséquence de l’augmentation de la production agricole : la possibilité de stockage favorise la constitution de surplus et leur contrôle par certains groupes sociaux. Ce type d’économie peut se réaliser quand existe un rythme saisonnier marqué, permettant un écart entre le moment de la production et celui de la consommation (céréales). En revanche, on ne rencontre pas ce type de pbtique dans les sociétés plus égalitaires, dont l’agriculture, beaucoup moins saisonnière, est fondée sur la production de tubercules (zone équatoriale, région forestière de l’Afrique centrale, forêt amazonienne, nouvelle Guinée et Mélanésie.
Inégalité sociale semble donc clairement liée aux capacités de stockage. Néanmoins, l’agriculture développa, plus encore que le simple stockage, le montage de la machinerie complexe reposant sur la spécialisation du pouvoir politique et la division sociale qui nous régit aujourd’hui plus que jamais.
Ces mutations eurent une influence non moins importante sur les croyances : le passage d’un travail à effet instantané (chasse, pêche, cueillette) à un travail à effet retardé de plusieurs mois (agriculture) entraina l’invention de certains mythes pour répondre à ces besoins d’explication (par exemple mythe de la terre Mère) : méditations théogoniques.
De même, à partir du VIIè millénaire, les doubles inhumations se multiplient : la première sépulture est le lieu de décomposition du cadavre ; quand celui-ci est réduit à l’état de squelette, on le transporte ailleurs : le mort est devenu un ancêtre avec lequel on doit avoir des relations. Alors que pour l’essentiel notre société ignore les morts, si ce n’est dans les manifestations de volonté qu’ils ont exprimées de leur vivant, dans les sociétés traditionnelles, le commerce avec les morts fait partie du droit vivant : les ancêtres ossifient les lignages et jalonnent les réseaux de parentés ; ils cautionnent l’ordre sociale et collaborent à sa reproduction, au besoin en intervenant dans le monde des vivants (cas du mort non vengé).
Sacrifices participent également d’un système du don et du contre don. Ainsi, selon Malinowski, la notion de réciprocité est l’essence même du phénomène juridique : la force qui lie groupes et individus, t permet la vie sociale résulte de rapports d’obligations réciproques : le droit serait ainsi davantage fondé sur l’échange que sur la sanction.
Au total, distanciation croissante par rapport à la nature
§II- Le droit dans l’Histoire
Avec la sédentarisation induite par l’agriculture, le lien entre l’homme et la terre s’intensifie, entrainant à la fois les premiers droits de propriété et les premiers conflits de voisinage (cf. Rousseau). Plus tard, les juristes en viendront à faire du territoire l’un des attributs de l’État. L’accent mise sur cette notion fera d’ailleurs le malheur de bien des sociétés traditionnelles nomades soumises à la colonisation : réputé bien sans maître parce qu’exploité différemment des sédentaires, le sol et ses richesses seront accaparés par les colonisateurs.
Transformations familiales : modes de filiation bilatérale et indifférenciée reproduisent d’assez près les données naturelles. Tendent à être supplantés par les modes unilinéaires : patrilinéaires ou, dans une moindre mesure matrilinéaires : on s’écarte là de la nature pour faire face aux conséquences sociales de l’accroissement démographiques : en rejetant hors de la parenté la moitié des individus auxquels chacun est lié par le sang, on prévient l’effet dissolvant que pourrait avoir sur l’identité du groupe sa trop grande expansion démographique. Or la vitalité du clan est essentielle dans une économie agricole sédentaire : la société restant communautaire, c’est le clan qui, à travers ses représentants, fixe et contrôle la détermination et l’usage des droits fonciers.
NB : le statut de la femme semble lié à son degré de participation directe au processus de production des richesses : forte dans les sociétés horticoles, plus faible avec l’intensification de l’agriculture et l’utilisation de la charrue.
Même transformée, la famille n’est plus la seule organisatrice des rapports sociaux : spécialisation se dessine entre les différents groupes. En ce sens, les rites d’initiation des jeunes, attestés dès le paléolithique supérieur, semblent se multiplier au néolithique.
La division sociale accroit également la potentialité des conflits. Chez les chasseurs cueilleurs nomades, conflits peu destructeurs car souvent réglés par la fission et l’évitement. De tels recours à l’éloignement ne sont guère possibles avec des agriculteurs sédentaires. Pour les prévenir, il fallu innover : c’est sans doute dans le laboratoire néolithique que furent mises au point les techniques de ritualisation des combats telles que les duels des héros, les sacrifices d’animaux, les compétitions diverses ; la réglementation partout attestée de la vengeance.
Spécialisation croissante du pouvoir politique liée à la complexification et à la hiérarchie sociale. La multiplication des groupes fondés sur d’autres critères que la parenté n’offre guère de choix qu’entre deux possibilités :
– l’éclatement de la dispersion par dispersion ou implosion ;
– le plus souvent son affermissement autour d’un organe investi, à des degrés variables, du pouvoir politique. C’est l’aube des cités états et des empires qui sortent de la préhistoire et se dotent de l’écriture : diminution des relations de face à face, accroissement des distances entre les hommes habitant un même territoire soumis à une même autorité. Il leur faut inventer une nouvelle forme de communication, mémoriser des évèneents dont ils ne sont plus les témoins directs ; les dirigeants doivent se faire obéir distance : l’écrit répondra à tous ces besoins. Quant aux r ègles de droit, elles deviennent si nombreuses et impératives que nait le besoin de les fixer : on commence à composer compilations et codifications. Les premières cités état voient ainsi apparaître un nouveau venu : l’individu, jusqu’ici dissimulé à l’ombre des groupes. Car l’urbanisation relâche les liens familiaux
Irruption de l’écriture représente donc un phénomène fondamental. Il n’en demeure pas moins que els archives dont nous disposons ne couvrent guère plus de 3000, environ 0,15% de la durée de l’aventure humaine. Pourtant, en ces quelques instants, nous assistons à une floraison d’ensembles juridiques nous lisons autour du thème du droit des partitions écrites à un nombre de voix dont n’auraient jamais rêvés les plus savants contrapuntistes : nous avons ainsi conservé les traces d’environ 10 000 systèmes de droit.
Malgré cette exubérance apparente, 3 continents juridiques émergent de l’océan des cosmogonies et des pratiques sociales : les traditions occidentales, orientale et africaine : l’idée que l’homme se fait du droit dépend du sens qu’il donne au monde.
Section II : dans l’espace : Les principaux caractères des grandes
traditions juridiques
§I- Les traditions juridiques occidentales
Religions du livre sont monothéistes : créateur unique et éternel. L’histoire = celle de la création et de ses rapports avec son créateur, révélé par étapes. L’histoire est vue comme orientée, évolutive, transcendée par la venue du Messie, tendue dans son attente (juifs) ou inaugurée par le message du Prophète.
Cette orientation de l’histoire vient de l’extérieur, d’une volonté divine qui pénètre le monde mais lui est radicalement distincte : normes imposées de l’extérieur par la puissance créatrice, l’homme sera jugé par ce qu’il aura fait. Prééminence des normes sur les pratiques. Droit impératif, imposé, sanctionné ; inéluctabilité du jugement : ce sont ces caractères qui commencent à vaciller aujourd’hui dans les pays occidentaux.
Cependant, à partir de ce socle commun, les traditions monothéistes divergent :
– tradition hébraïque : loi donnée par Dieu est immuable : Dieu seul peut la modifier. Son adaptation aux besoins nouveaux ne peut se faire que par l’interprétation des docteurs et des prophètes, gardiens de la morale et censeurs de la vie politique.
– Dans l’univers islamique, la loi se confond aussi avec la volonté de Dieu révélée aux hommes dans le Coran, manifestée par l’exemple du Prophète et de ses compagnons (Sounna) ou l’accord unanime des docteurs (Idjma). La loi est donc sacrée et s’impose même au pouvoir politique.
– Droit occidental s’est lui aussi pendant longtemps appuyé sur la loi divine. L’ancien droit romain est essentiellement religieux et les premiers juristes sont des prêtres. Ensuite, lente évolution. Plusieurs étapes :
- XIIIè siècle : la raison fait son apparition comme fondement du droit. A partir de la Renaissance, droit subit toujours plus l’attraction de la raison et s’éloigne de la source divine. Théoriciens du contrat social préparent et consacrent l’élimination de Dieu avant que, plus tard, d’autres philosophes proclament sa mort. D’autres auteurs éliminent également Dieu mais en écartant le mythe du contrat et en lui substituant celui de la conscience individuelle de l’utile (Bentham, Jhering). Code civil de 1804 est a-religieux : ne prend pas parti sur les questions religieuses : el droit est de ce monde.
- En réalité, l’État tente de transfère à son profit les attributs divins. Parfois nommé providence, il s’approprie le modèle du Dieu créateur unique et tout puissant, gouvernant le mode par ses décrets, un monde qu’il estime avoir le mandat de transformer en utilisant la Loi dont la révolution a fondé le culte. Dès lors s’amorce le processus d’inflation des normes juridiques sous lequel nous paraissons aujourd’hui sur le point de succomber.
- Corollaire : la neutralité du droit. Tout devient juridicisable. Cf. les lois antijuives. Une fois promulguées, de nombreux auteurs se sont attachés à les commenter d’un point de vue purement technique. Ainsi, dans le stables du Recueil Dalloz, une rubrique « juifs » s’intercale entre « jugement sur requête » et « jument de course ». Cf. aussi la définition des esclaves par la cour de Cass en 1824 : « L’esclave est une propriété dont on dispose à son gré. Cette propriété est mobilière toutes les fois que l’esclave n’est pas attaché à la culture, mais dans ce dernier cas, il devient immeuble par destination. » Parfois, la toute puissance du droit est telle que la peine s’éloigne du délit ou même s’en décroche. Sous l’ER, l’avidité de certains empereurs fait surabonder les crimes pubis de confiscations. En Russie soviétique, le Gosplan fournit aux commissaires militaires l’état numérique des hommes à emprisonner afin de trouver la main d’œuvre à bon marché nécessaire : le schéma classique est retourné : c’est la peine qui fait naître le crime, et non l’inverse. .
- On peut en fait se demander si les pathologies du droit ne sont pas une maladie de la complexification sociale et politique : le pouvoir politique peut être tenté d’accaparer la production du droit, avec les conséquences que nous connaissons. Il y faut certaines conditions, sociologiques : l’affaiblissement des corps intermédiaires, culturelles : à cet égard, le monothéisme engendre des représentations, des attitudes favorables à un accaparement du droit, dès lors que celui-ci s’est séparé de la religion comme cela s’est accompli dans les pays occidentaux : car les esprits sont habitués à l’idée d’un droit impératif : objectivisation de la loi.
§II- L’Afrique et la pluralité des droits
Afrique noire dominée par des sociétés traditionnelles.
Que faut-il entendre par cette expression ?
– critère n’est pas chronologique : la Rome d’Auguste, urbanisée et étatique était plus moderne que la société féodale.
– Critère géographique pas déterminant non plus : l’Afrique et l’Amérique précolombienne eurent leurs empires.
– C’est plutôt le degré de complexification qui est le critère le plus pertinent. N’a d’ailleurs rien à voir avec le degré d’évolution (notion plus subjective) : une société moins complexe n’est pas plus simple qu’une société à forte stratification sociale. Plusieurs niveaux de complexification :
- Économique : sociétés traditionnelles s’inspirent d’un idéal d’autarcie ;
- Sociologique : division sociale moins poussées
- Politique ; pouvoir offre une organisation moins différenciée : leaders dont les pouvoirs sont limités, non héréditaires et davantage fondés su le prestige et la persuasion que sur la coercition. N’y revêt pas de forme étatique.
- Culturel : les sociétés traditionnelles voient le changement différemment des nôtres. Leur idéal consiste à reproduire en l’adaptant le modèle originel qui a présidé à la fondation de la société, légitimé et transmis par les ancêtres. D’où l’importance de la coutume
Quelle vision ont les sociétés d’Afrique noire du droit ? Vision qui dépend largement de leurs croyances religieuses : l’invisible doit expliquer le visible. Avant la création était le chaos, qui ne se confondait pas avec le néant. Dieu primordial créateur. Ne se soucie guère des hommes. De lui se différencient progressivement d’autres divinités qui sont moins des entités indépendantes que des couples complémentaires. Les puissances supérieures tirent le monde du chaos. Chaque homme porte en lui les principes qui animent les dieux et le monde : l’ordre et le désordre, le bien et le mal, le juste et l’injuste. Rien n’est donné à l’avance : tout est possible, y compris l’effondrement de cet univers fragile, où les fores contraires interagissent sans cesse. Homme est donc en péril. Par ailleurs, l’individu n’est pas un horizon indépassable. Les éléments qui le composent s’associeront après sa mort autrement, et il est déjà un autre être en puissance.
La création par différenciation entraine la reconnaissance officielle de la pluralité du droit. Dans les religions Abrahamiques, Dieu tire du néant tous les éléments de la création et les soumet à la Loi. Dans les cosmogonies africaines, différenciation continue et cohérence de la création vont de pair : les différences rendent solidaires, la division sociale est conçue en termes de complémentarité.
Idem pour le pouvoir politique : séparations primitives des pouvoirs (sont apparus peu à peu le maître de la terre, ceux de la pluie, des récoltes, et le chef politique) : nul ne peut exercer sn pouvoir sans l’appui des autres. Cela ne veut pas dire que les conflits sont absents, mais ils sont amoindris, amortis par ce système de représentations qui pose autrement le pb de la justice : celle-ci se situe moins au niveau des individus que des équilibres globaux, toujours fragiles, où tout est fait pour que l’ordre se maintienne.
D’où aussi un moindre poids des normes, entendues comme règles générales et abstraites : au jugement, les Africains préfèrent souvent la conciliation : croyance en un dieu primordial qui ne soucie guère d’imposer sa volonté aux hommes.
Sur le plan juridique, le concept de différenciation explique la méfiance ressentie par ces sociétés à l’égard des législations uniformisantes : la diversité des statuts est donc la règle : varie presque à l’infini. Le doit officiel, celui des codifications, concerne les groupes dirigeants, la majorité de la population vivant sous d’autres droits, tantôt coutumiers, tantôt récents, tantôt ignorés, tantôt reconnus par le droit officiel.
Enfin, les conceptions de la durée, associées à celle de la vie et de la mort : durée plus vaste, amortissement de l’effet de coupure de la mort. L’individu, tel que le conçoit l’occidental, n’existe pas : la personne repose sur des rapports dépassant son unité abstraite : une personne, cela peut être sa famille, ses amis, ou même certains lieux : l’homme africain porte en lui ses ancêtres et il est déjà sa descendance : d’où l’importance des lignages : forment une sorte d’immortalité collective. L’appartenance lignagère est l’un des piliers du droit africain : structure le rapport de l’homme à la terre, à ses troupeaux, ainsi que les diverses modalités d’alliances matrimoniales. C’est pourquoi, les législations occidentales, en introduisant la filiation indifférenciée ont souvent contribué à l’éclatement de ces sociétés traditionnelles.
§III- La tradition chinoise et l’effacement du droit
Chine et Japon partagent une attitude stupéfiante pour un européen : ne font pas confiance au droit pour assurer l’ordre social et la justice, même s’ils ont adopté des législations calquées sur les modèles occidentaux. Malgré une apparente diversité, une certaine unité philosophique caractérise les civilisations asiatiques : bouddhisme et confucianisme.
Pour les chinois, le monde est infini dans le temps, sans être pourtant stationnaire : il se fait et se défait sans cesse au cours de périodes cosmiques trop vastes pour être saisies par l’entendement humain. Le monde et l’homme sont seuls à pouvoir se gouverner : pas de dieu : le monde et l’homme doivent se gouverner eux mêmes en respectant l’harmonie primordiale de l’univers : cette harmonie doit régir les rapports entre les hommes et la nature : pour régler les évènements de la vie publique et privée, il faut se rapporter au cycle des saisons, à la position des astres. Les hommes doivent avant tout chercher le consensus, éviter autant que possible l’idée de sanction, dont la tradition occidentale fait (à tort), le critère exclusif du droit. Enfin, le monde trouve sa cohérence dans la conjonction des contraires.
Dans cet univers de pensée, le droit n’est pas exclu, ais il constitue un mode extrêmement rudimentaire de régulation sociale. Il est, en fait, bon pour les barbares. Ce qui explique le peu d’estime dont jouissent les juristes. Il y a 10 ans, il y avait en Chine moins de 5000 avocats pour plus d’un milliard d’habitants (pour 723 000 avocats aux EU). Au droit et au jugement, on préfère le compromis et la conciliation : il faut dissoudre, plus que résoudre les contestations, ce que risquent d’empêcher les juristes. Les contrats, de même, se situent à l’opposé de la pensée américaine : rédigés en termes évasifs, ils ont pour but d’affirmer la volonté d’entente des parties, non d’énumérer les causes de litiges à venir.
Il convient de ne pas sous-estimer l’importance de l’éducation et des rites : éducation habitue chacun à se demander si les conflits dans lesquels il est engagé n’ont pas pour origine sa propre faute. De plus, suivant Confucius, chacun doit vivre selon des rites correspondant à son statut. L’apprentissage du compromis et de la conciliation est donc tout aussi exigeant que celui des normes juridiques. Exemple : le système des ringi dans les entreprises japonaises : chaque responsable appose sa marque (ringi) sur les rapports, mais ces marques ne sont pas disposées de façon hiérarchique mais en rond : impossible de savoir qui a tranché, et donc de contester. Au Japon, le nombre des procès reste stable (350 000 affaires par an pour 120 millions d’habitants : c’est très peu). Procédures non contentieuses de conciliation sont aussi nombreuses (250 000/an pour les seules services spécialisés des CL). La famille continue de former un mode imperméable au droit. L’usage s’oppose à la conclusion de contrats de mariage et à la rédaction de testaments. On persiste parfois à ne pas déclarer les mariages. L’individualisme n’est toujours pas de mise, comme le prouve la conception des libertés fondamentales : les Japonais les perçoivent moins comme des possibilités reconnues à l’individu qu’aux membres de groupes catégoriels (consommateurs, usagers, malades, habitants) qui apparaissent comme des répliques modernes des anciens groupes statutaires.
Chapitre II Une relation dialectique : le droit et la
violence
Introduction : Position du problème
Une donnée structurelle : la gestion des conflits
Ethologie nous apprend que l’animal attaque son rival s’il le trouve dans son territoire. Dans des conditions normales, aucun animal n’empiète volontairement sur la zone d’un autre : moyen de prévenir les conflits.
Rège sociale, notamment règle sociale archaïque compte sur l’obtempération spontanée. Soumission réalisée aussi parce que l’individu craint de s’exposer à la sanction. Mais capacité qu’à l’homme de se soustraire à l’obéissance à la règle. Conflit nait aussi de la concurrence sur le même bien. D’où la nécessité de mettre en place des opérateurs sociaux destinés à trancher la compétition entre concurrents, voire à prévenir l’explosion du conflit.
Une distinction fondamentale à opérer : les atteintes ont-elles lieu à l’intérieur d’un groupe ou opposent-elles deux ou plusieurs groupes entre eux :
– à l’intérieur d’un groupe, prime l’exigence que la communauté soit et demeure compacte et donc la communauté encourage la conciliation, quitte à imposer des sanctions non destructives, à caractère social ou psychologique tel que le blâme, la dérision, le reniement de parenté. Des formes de conciliation consistent dans l’acceptation de la médiation d’une personne influente ou d’un arbitrage. L’arbitrage est le premier pas vers le jugement imposé par une autorité. Plus la communauté grandit et se structure, plus prennent pied des autorités capables de faire jouer leur poids au moment du conflit.
– A l’extérieur du groupe, l’atteinte grave, commise au détriment d’un sujet appartenant à une communauté étrangère donne lieu à la vengeance : pivot du mécanisme pénal dans les sociétés acéphales. N’est pas l’œuvre d’une personne seule mais est toujours confiée au groupe, et, de façon réciproque, s’exerce à l’égard d’un groupe, considéré comme responsable. La vengeance est toujours ritualisée : le droit indique avec précision ceux qui peuvent prendre part à l’activité vindicative et les modalités de cette activité. Généralement, la vengeance s’inspire du talion, avec l’idée d’équivalent et de parité. Donne force également à la pratique de l’échange. Ainsi, dans certaines cultures, le groupe responsable d’un homicide peut se libérer en femme à un membre de la communauté offensée qui la rendra enceinte. L’enfant sera entretenu par le groupe offenseur, puis, dès qu’il aura l’âge approprié pour porter les armes, rejoindre la communauté de son père. Dans d’autres cas de figures, l’auteur de l’homicide est remis au groupe offensé où il va, en quelque sorte, remplacer le mort.
NB : le système de rétorsion comporte une lacune lorsque le responsable et la victime appartiennent au même groupe : vengeance pratiquée à l’intérieur du groupe risquerait de le dissoudre.
Un élément conjoncturel : le rôle de l’Etat
« Nul ne peut être son propre juge », « Force n’est pas droit », « Voies de fait sont défendues », « personne ne peut pendre son voleur », etc. Égrenées depuis l’Antiquité, ces formules interdisent aux victimes de se faire justice elles-mêmes. La plupart des sociétés étatiques condamnent ce qui est, ailleurs, un devoir sacré. La dépossession des victimes est opérée au nom de l’intérêt public qui impose un règlement des conflits pacifique et médiatisé :
– au civil : DI ou remise en état
– au pénal : amendes ou incarcération = tribut payé à la société
Le sens commun et les juristes opposent à ces méthodes modernes les époques heureusement révolues : triomphe de la civilisation sur la barbarie : le droit de la vengeance est éteint : un système de peines légales le remplace, de telle sorte que la critique actuelle de l’Etat devrait au moins lui reconnaitre un mérite non négligeable.
La fonction pacificatrice de l’Etat moderne apparaîtrait encore plus nettement si on le comparait avec la violence et la passion guerrière dont font preuve bien des sociétés traditionnelles dépourvues de forme étatique. La guerre externe serait en outre le reflet de l’harmonie interne : l’identification de l’autre à l’ennemi renforce la cohésion de la société. On trouve sans peine dans la littérature ethnographique des confirmations des ardeurs guerrières des « primitifs » : ainsi les Danakils d’Ethiopie tenaient en haute considération le meurtre de leurs ennemis, préalablement castrés : certains ornements de leurs vêtements en exhibaient la comptabilité. Chez les Moussey (Cameroun-Tchad), la tombe prenait la forme d’un tumulus entouré de troncs d’arbres représentant le nombre d’hommes et d’animaux tués par le défunt. Le meurtre pouvait même être une condition du mariage chez les Ossètes (Caucase) : le beau père posait toujours à son futur gendre la question rituelle : « Qui as-tu tué pour prétendre à la main de ma fille ? »
L’extrême diversité linguistique confirme la force des sentiments identitaires inspirant les attitudes violentes. Ainsi en Alaska, esquimaux répartis en plus de 20 groupes incapables de se comprendre d’une ethnie à l’autre. Malheur au vaincu : est monté (sodomisation symbolique), on lui urine sur la tête, yeux arrachés, paupières cousues, langue liée, intestins coupés, tête coupée, cœur e foie jetés aux chiens ou mangés ; femmes récalcitrantes ou trop vieilles empalées par le vagin, etc.
A l’inverse, si l’État empêche la guerre, la guerre empêcherait l’État, en permettant à la communauté de rester soudée autour de ses valeurs et de prévenir le processus fatal de division social qui conduit à l’État (avec la spécialisation de pouvoir politique en particulier).
Qu’en est-il vraiment ? Recherches récentes montrent la guerre comme un phénomène général, commun à toutes les sociétés, étatiques ou non. On estime à plus de 3 milliards et de demi les pertes humaines dues aux différents conflits depuis le début de l’humanité (pour une population totale comprise entre 60 et 100 milliards). Mais la construction de l’État ne semble pas avoir freiné les hécatombes : dans la seule Europe, le volume des individus affectés par la guerre passe de 0,2% au XIIè siècle à 8,12% dans la première moitié du XXè siècle, WWII non comprise.
La guerre n’est pas non plus un invariant de l’État : dans certains cas, celui-ci apparaît hors de tout contexte guerrier (cité romaine antique, Mexique précolombien), dans d’autres cas, elle est un facteur déterminant de sa croissance (guerre de 100 ans). L’État n’est donc pas guerrier par essence. Est-il sur la plan interne un pacificateur tutélaire : empêche-t-il la violence et la vengeance ?
Antiquité : Légitimation de la vengeance par Aristote qui limite également le champ de l’ordre public. Selon lui « on peut accomplir deux sortes d’actes injustes et d’actes justes, soit contre un membre unique et déterminé de la communauté, soit contre la communauté ; par exemple celui qui commet un adultère ou donne des coups commet un délit envers un membre déterminé ; celui qui refuse de faire campagne (militaire) commet un délit envers la communauté. »[4] Le droit positif de l’Antiquité s’accorde à ces options philosophiques :
– Athènes : l’action pour meurtre et pour blessures = actions privées. Les crimes publics = l’insoumission militaire et les actes sacrilèges.
– Rome : jusqu’à la fin de la République, le droit pénal ignore le viol et le rapt. Le cas de l’adultère et encore plus frappant. Jusqu’en 1975, en droit français en faisait une infraction pénale. A Rome, durant toute la période républicaine, le droit pénal reste silencieux : la vengeance règne, et sous des formes qui n’ont rien de bénin : flagellation, castration, énucléation, et même sodomisation réservés à l’amant coupable. Aucune médiation judiciaire n’est envisagée. Seul un pacte peut arrêter la vengeance : compensation pécuniaire. Mais l’homme d’honneur se doit de la refuser. Plus étonnant encore, les crimes de sang, en plein régime de la cité État, sont encore réglés par la vengeance.
Il n’est donc pas question d’invoquer ici une quelconque « primitivité » pour expliquer la persistance de la vengeance dans des sociétés qui nt brillamment accédé au régime de la cité : la vengeance peut donc fort bien coexister avec des formes modernes de vie politique et sociale. C’est au début de l’Empire que l’État investit le champ du règlement des conflits : tout est là, dans l’invasion de la sphère privée par l’État, qui longtemps se tint en lisière. L’évolution des représentations l’atteste : l’État confisque à son profit le pouvoir parental, la puissance paternelle : l’empereur se fait nommer pater patriae, des procédures nouvelles acclimatent l’idée qu’il est source de toute justice : la engeance disparaît.
La vengeance n’est donc pas incompatible avec la modernité. Son extinction est moins liée aux progrès de la civilisation qu’à l’extension de la sphère étatique sur a vie privée. NB : la suppression de la vengeance comme institution n’est pas synonyme de suppression de la violence : cf. les EU : le pays des lawyers est aussi celui d’une grande violence.
Au total, ce que l’État moderne a éradiqué, ce n’est ni la violence, ni la vengeance mais le système vindicatoire, qui avait au moins l’avantage de les canaliser en les enserrant dans une stricte régulation d’ordre juridique.
Section I. Le système vindicatoire
Système vindicatoire : l’expression semble pédante, mais elle permet de distinguer la vengeance dans les sociétés traditionnelles des caricatures modernes. Sénèque y voyait déjà un sentiment démesuré, quasi animal. Plus près de nous, R. Girard reprend le lieu commun de la vengeance sanglante, enchainant les générations les unes aux autres dans les sociétés dépourvues de système judiciaire digne de ce nom.
Exemple presque caricatural de la Corse, terre d’élection de la vengeance. Or, dans les présentations qui en sont faites, on oublie souvent de mentionner qu’un dénouement pacifique n’était autrefois (avant le 18ème siècle) nullement exclu, grâce à l’intervention du paceru : médiateur bénévole, personnage puissant choisi par les parties, qui s’interpose et propose des solutions pacifiques que les adversaires sont tenus d’appliquer lorsque les négociations ont abouti. Solutions variées : bannissement, mariages, compensations matérielles, etc. La sentence du paceru est consignée dans un traité de paix. Si l’une des parties viole ses clauses, le paceru entre en vendetta avec toute la famille contre le rumpitore di pace. Auparavant, on peut brûler la maison du contrevenant. Mais l’action de l’État va modifier ces mécanismes traditionnels : depuis le 18ème siècle, s’efforce de mettre fin à la vendetta au nom de l’ordre public, mais au prix de certains dérapages de la vendetta. Ainsi le banditisme d’honneur tourne-t-il au brigandage. Les règles traditionnelles limitant l’exercice de la violence tendant à s’effacer, la vendetta prend un caractère sauvage, primitif, qui est en réalité récent.
L’image que nous nous faisons de la vengeance dans les sociétés traditionnelles est en réalité le produit d’une manipulation destinée à valoriser la contrainte étatique, présentée comme un progrès par rapport aux archaïsmes des sociétés dépourvues d’État = tableau des origines qui ne serait en réalité qu’une vision moderne, postérieure à l’instauration de l’État, quand celui-ci s’arroge le monopole de la contrainte et de la sanction (M. Weber).
En réalité, dans les sociétés traditionnelles, le droit enserre la vengeance comme un corset : prescription de procédures et de rituels (§I) qui s’enracinent dans les structures socio-culturelles des groupes concernés (§II).
§I- La minutie des procédures mises en œuvre
Toutes les sociétés qui ont recours à la vengeance la pratiquent en observant une régulation qui possède les attributs du droit. Quelques exemples :
1) La Corse traditionnelle : L’entrée en vendetta inaugure une série de rites : la nourriture devient plus frugale, on supprime le vin, la nappe, les serviettes, la viande se fait rare. En cas de meurtre, la chemise sanglante du défunt est exposée dans la salle commune, pour maintenir à vif le désir de laver l’offense. Au cours de la veillée funèbre, des proches parents du mort entonnent des exhortations à la vengeance en dansant autour du mort tandis que les hommes frappent le sol avec la crosse de leur fusil. Mais cette vengeance est sélective : seuls peuvent y être soumis les parents mâles de l’offenseur, jusqu’au 3ème degré inclus. Y échappent femmes, enfants, vieillards, parents par alliance et prêtres réguliers, ainsi que ceux qui désirent rester neutres : intention qu’ils signifient en laissant pousser leur barbe et leurs cheveux et en s’abstenant du port de tout arme. La vengeance ne peut débuter qu’une fois certains actes d’avertissement accomplis : les serments de vengeance et la déclaration de garde (garde toi si le soleil te touche : mon plomb t’atteindra). Après quoi, on peut commencer les embuscades. Le temps de la vengeance constitue en effet une mise entre parenthèses des comportements ordinaires : les hommes ne se rasent plus, les femmes s’interdisent tout rire, on ferme portes et fenêtres, on couvre les miroirs. Les justiciers se font souvent banditu (bannis) : ils prennent le maquis, habitant hors de l’espace ordinaire du village. La vengeance s’étend enfin au mode invisible, car le meurtre réalise une amputation intolérable du capital « d’ancestralité » : en effet l’âme d’un assassiné est maudite, elle ne trouve pas le repos : âme en peine attachée à l’endroit où la victime du meurtre est tombée. Le revenant vient hanter les lieux et réclamer son dû. Ces défunts menaçant s’opposent aux ancêtres, morts normalement ou correctement vengés, qui jouent un rôle bénéfique envers les vivants.
2) Les Bédouins de Jordanie. Veulent aussi le repos de leurs morts. L’âme du disparu, en se séparant du corps à la suite d’une mort violente, se transforme en chouette qui réclame sans cesse à boire le sang de son ennemi. Ils manifestent aussi, jusqu’à l’obsession le souci de la parité. Il s’agit non de détruire un ordre social et moral mais de le restaurer. Une réglementation juridique minutieuse y veille.
- Le recours à le vengeance n’a lieu qu’en cas d’atteinte grave et volontaire à l’intégrité physique de la personne (meurtre, viol). Dans tous les autres cas, la composition est de règle.
- Quand la vengeance s’impose, elle doit se faire ds le cadre du respect du droit : si un esclave tue un homme libre, ce n’est pas lui qu’on tentera de tuer, mais son maître. Parfois, la qualité sociale de la victime rend cette exigence difficile à satisfaire : « le sang d’un émir n’a pas de prix ». Le quantitatif vient alors au secours du qualitatif : il faudra plusieurs hommes d’un rang moindre pour éteindre la dette de sang.
- Organisation des rapports de parentés : à défaut de pouvoir tuer le meurtrier lui même (fuite) on pourra frapper le chef de famille ou même un agnat adulte parmi les agnats jusqu’au 5ème degré. Mais tous les parents ne sont pas également menacés. Ils sont divisés suivant un ordre de vengeance qui doit être rigoureusement suivi : grand père du meurtrier ; père et oncles maternels : meurtrier lui même, ses frères et cousins germains ; ses enfants mâles et ceux de ses frères ; ses petits fils. (lire texte)
3) Les Moundangs du Tchad. Associent moins que les sociétés méditerranéennes la notion de virilité à des valeurs telles que l’honneur et le mépris du danger. Tenter d’échapper à l’engrenage des représailles n’a rien de honteux. Chercher la conciliation n’est pas un signe de lâcheté, car ceux que la lance a séparés ne sont plus frères, ne peuvent plus hériter les uns des autres, plus se marier, ce qui est source de tourments dans cette société composée de clans exogames. Le sang versé libère les forces du mal. La terre où il a coulé devient mauvaise, les génies du lieu demandent réparation. En cas de meurtre, le clan de la victime dispose de deux jours pour tuer le coupable ou l’un de ses frères (terme générique : sert à désigner aussi bien l’oncle paternel que son propre germain). La solidarité entre frères est relativement faible. Celui qui veut éviter de payer pour son parent peut s’enfuir en quittant le village ou s’installer près de familles alliées, en particulier chez les parents maternels (« la parenté de la verge sépare, celle du vagin rassemble »). Au bout de 48h, si pas de vengeance, recours à la divination : les anciens vont consulter le devin, qui peut leur désigner un homme du clan du meurtrier comme objet de la vengeance. Il s’agit d’une mesure de prévention. On évite que, faute de victime, la vengeance ne dégénère en guerre générale. Là encore, au bout de 48h, si rien ne se passe, les anciens des deux clans doivent parvenir à la conciliation, car le sang versé a réchauffé la terre. Le sacrifice du « bœuf de la plaie » va la rafraichir. La famille du meurtrier apporte un bœuf au bord de la rivière, là où les épouses du roi vont tirer de l’eau. Un esclave royal fait avaler un poison à l’animal. L’animal est tué et son sang recueilli dans un pot. Les grands de chacun des 2 clans y trempent leurs mains. Les offenseurs doivent fournir des têtes de bétail aux offensés. Le bœuf sacrifié est ensuite dépecé et une partie de la viande cuite. On présente une boulette de cette viande à un enfant choisi parmi les neveux utérins de la victime. Son refus est signe que les génies n’acceptent pas la réparation : reprise de la vengeance. S’il accepte, l’un des parents du défunt reçoit les bœufs de la compensation et s’en sert pour payer la dot nécessaire au choix d’une épouse : le prix du sang équivaut donc au prix de la dot : à la place du défunt, une espérance de procréation. L’intervention royale, dans le rituel, est récente et modeste : le droit de la vengeance reste clanique : modèle conjuguant système vindicatoire, structure étatique et inexistence du droit pénal.
4) Les Gamo d’Ethiopie réalisent un autre tour de force, en sens inverse. Tout leur appareil social vise à refouler la vengeance, faute grave envers les puissances surnaturelles et surtout menace mortelle pour l’unité de leur société politique. Pourtant, les Gamo ne connaissent pas l’État, ne sont pas dotés d’une organisation politique fortement différenciée, ni d’un appareil judiciaire spécialisé. Ils s’organisent, au contraire, en petites fédérations sous l’autorité d’assemblées auxquelles tout homme adulte peut participer activement : ce n’est pas l’État, mais l’idée de communauté territoriale qui fonde l’unité politique des Gamo. Ce lien territorial prévaut sur les rapports de parenté, ce qui contribue à expliquer le discrédit attaché à la vengeance. Le règlement du conflit doit être pacifique. Les hommes honorés sont ceux qui savent pacifier les querelles : cet art = l’un des principes fondamentaux de l’éducation Gamo, grâce a dédommagement et à la peine ; expulsion des causes (vomissements simulés). Les membres des lignages concernés doivent s’éviter. Le meurtrier est ostracisé. Mais le bannissement n’est pas définitif : le meurtrier et son lignage prennent les devants en envoyant leurs anciens dans le clan de la victime pour savoir s’il veut bien accepter le retour du fautif. Si oui : un rituel efface le conflit : sacrifice d’un animal, qui est dépecé. On pratique une ouverture dans sa peau. Le meurtrier et le plus proche parent de la victime passent dans ce trou pour marquer leur naissance à un ordre nouveau.
Plusieurs enseignements :
– Tous ces exemples montrent caractère erroné des liens classiquement établis entre État, peine et vengeance. Le système vindicatoire joue plus aisément dans les sociétés non étatiques. Mais certaines formes de l’État coexistent avec lui et n’interviennent que peu dans son fonctionnement : cas des cités athénienne et romaine.
– Autre démenti : lien entre État et droit pénal. Certes, cette association est de règle dans les États occidentaux, même si elle tend à s’estomper. Pourtant, les Moundang ont un État mais pas de droit pénal. Dans de nombreuses autres sociétés, on trouve du droit pénal, mais pas d’État. Chez les Esquimaux, le meurtrier récidiviste est soustrait au système vindicatoire. La communauté décide alors son élimination physique, toujours effectuée par ses plus proches parents : non par sadisme, mais pour marquer qu’il ne s’agit pas d’une vengeance : nous sommes dans le royaume de la peine.
– Tout change non avec l’État en général, mais avec une certaine forme d’État, caractéristique le plus souvent des sociétés modernes : l’État unifié et centralisé, avec un pouvoir politique fortement spécialisé et un monopole de la violence licite. Le droit pénal n’est plus alors défini qu’à partir de lui. Le système vindicatoire se désagrège. La vengeance perd ses rites. N’est plus un mode relationnel entre groupes complémentaires et antagonistes. Devient synonyme de pure violence. A certains égards il s’agit d’un progrès (quand peine de mort est abolie). Mais à d’autres égards, cela pose pb :
- Victimes complètement écartées du processus. D’où, parfois, la montée de mouvements d’autodéfense et en tout cas un grand sentiment de frustration. Moyen d’associer les victimes au processus sont à inventer. Ainsi, après la peine, le pardon pourrait entrer plus profondément dans nos catégories juridiques. Ethnographie montre en effet que réconciliation fait partie du bon fonctionnement du système vindicatoire.
- Ignorance de la société civile. Devient de moins en moins tenable : cf. la tendance actuelle à la déjudiciarisation des conflits : l’appel à la collaboration volontaire des individus progresse dans nos institutions judiciaires.
Au total, en assimilant vengeance et violence, l’État laisse à penser qu’en supprimant l’une, il est le meilleur rempart contre l’autre. Le sens de la vengeance et de la violence n’est pas nécessairement donné par la présence ou l’absence de l’État.
§II- Les racines socio-culturelles de la vengeance et de la violence
Sociétés traditionnelles n’éprouvent pas moins que nous la gravité de l’acte qui fait couler le sang. Mais recours à la vengeance est conditionné par le fait que l’agresseur est extérieur au clan : sinon, risque d’affrontement mortifère. En revanche, probabilité de la vengeance s’accroit à mesure que grandit la distance sociale entre deux protagonistes. Dans l’état actuel des recherches, cette règle de la distance sociale paraît universelle : on ne se venge pas lorsque la relation d’identité est forte. Plusieurs exemples :
– Massa (Cameroun-Tchad) ritualisent la prohibition en utilisant 2 techniques de combat différentes : entre membres d’un même clan, on a recours à un simple bâton (simples blessures) ; entre membres de deux clans, on utilise la sagaie.
– Bédouins : « Ce sont les miens qui tuèrent mon frère. Si je décoche ma flèche, c’est moi qu’elle atteindra ».
– Philippe de Beaumanoir : « Guerre ne peut se faire entre deux frères germains, nés de même père et mère, pour aucune sorte de contentieux, même pas si l’un d’entre eux a battu ou blessé l’autre. Car l’un n’a pas de parenté qui ne soit aussi celle de l’autre, au même degré. »
L’identité ou la forte proximité sont donc des facteurs qui paralysent la vengeance et subliment la violence.
Les racines culturelles de la vengeance et de la violence forment donc un réseau ramifié dont la centralisation étatique n’est pas la clef de voute. Les anthropologies ont mis au jour des corrélations beaucoup plus fortes :
1) Certains types d’organisation familiale : le recours à la vengeance est d’autant plus fréquent que prédomine le principe de la résidence masculine (on vit auprès de ses parents mâles ou par les mâles), que celle-ci soit celle du père, de l’oncle ou du mari. La corrélation si l’on ajoute la polygamie à ce facteur. Quand l’organisation résidentielle favorise le groupement des individus mâles par génération, se forment des communautés d’intérêts fraternels d’autant plus promptes à réagir par solidarité vindicatoire aux atteintes visant l’un des leurs. En outre, une fois mariés, les frères restent proches les uns des autres (communautés de vie). Cette solidarité résidentielle augmente si les hommes sont issus de mariages polygyniques. En effet, ds les sociétés polygyniques, le mariage des fils est plus tardifs que ds les sociétés monogamiques : les demi-frères sont donc éduqués ensemble plus longtemps, d’où une solidarité renforcée.
2) Organisation socio-économique : les sociétés de chasseurs-cueilleurs nomades privilégient les modes pacifiques de règlement des conflits à l’inverse des agriculteurs sédentaires. Chez les premiers, les conflits portent surtout sur des pbs d’ordre familial ou concernant l’accès à des biens de consommation périssables, alors que chez les seconds l’identification d’un individu ou d’un groupe à un espace territorial, la tendance à l’individualisation de la propriété multiplient les occasions de conflits. En outre, le nomadisme permet l’éloignement. Un proverbe bédouin dit : « Pour rapprocher nos cœurs, éloignons nos tentes. » Mode de vie des chasseurs-cueilleurs accentue dimension communautaire des comportements (calendrier et itinéraire des migrations sont des décisions qui doivent être prises en commun). L’aspect souvent vital de l’intégration au groupe permet de comprendre la fréquence des sanctions socio psychologiques reposant sur la honte ou le ridicule (blâme, réprimande séance d’auto-critique). A l’inverse, dans les sociétés de sédentaires, on emploiera plus volontiers des sanctions touchant la personne physique ou les biens matériels d’un individu.
Section II Violence et médiation
Très post-modernes, le consensus et la médiation sont à la mode. Existe aussi chez certaines sociétés traditionnelles comme les Nuer du Soudan (texte de Evans-Pritchard).
Phénomène qui semble généralisé de propagation des « soft justices » (§I) amène à s’interroger sur leur pertinence et leurs limites (§II) : justices alternatives sont elles vraiment un moyen de sortir de l’enchaînement de la violence ?
§I- Le développement récent des modes informels de règlement des conflits
On examinera successivement la situation en Amérique du Nord (A) et en France (B).
A- Les soft justices en Amérique du Nord
Mouvement né dans les années 1880. Commence avec la multiplication des juridictions arbitrales concernant principalement les affaires commerciales. Au cours du XXe siècle, s’étend au règlement des conflits mineurs, intervenant entre voisins ou individus apparentés, ou aux affaires mettant en cause des mineurs : nouvelles juridictions rendant une justice plus « sociale » que légale, écartant le formalisme, visant moins l’application stricte du droit que l’instauration de la paix sociale et l’adhésion des parties au règlement du litige, envisageant d’avantage le conflit comme une maladie à guérir que comme un mal à réprimer.
Pourquoi ce rôle de pionnier des EU en matière de justice informelle ? Sans doute en raison du caractère hyper judiciarisé de la société US : besoin de soupapes de sécurité : on estime à 5 à 10% seulement les différends aboutissant devant les tribunaux.
La médiation est même une discipline enseignée à l’école : organisation de jeux de rôle. Effort pour faire comprendre aux enfants qu’ils doivent compter sur eux mêmes pour résoudre leurs conflits et non sur leurs professeurs. Autre travail des éducateurs : sélectionner parmi les enfants (à partir de l’âge de 6 ans) des leaders qui seront en capacité de ramener la paix : tee shirts de couleurs vives portant la mention : « directeur de conflits ». NB : à la différence des sociétés orientales, en Am du Nord, cette éducation se situe à l’opposé des valeurs mises en œuvre dans la vie quotidienne et les relations économiques : la médiation, la conciliation sont autant d’éléments d’une contre culture, ce qui ne facilite pas leur succès.
Le terrain favori des soft justices = les petits litiges, relations d’affaires, différends entre voisins, conflits familiaux. Cf. la médiation familiale utilisée en cas de divorce : effort pour trouver en commun une solution aux pbs engendrés pas la séparation du couple. Ainsi, dès 1980, l’État de Californie adopte la 1ère loi sur la médiation. Si les parties ne peuvent s’entendre sur la garde des enfants, elles doivent obligatoirement être présentées à un médiateur. 2 ans plus tard, ces médiateurs existaient déjà dans 49 États US. A la même époque, un service de médiation naît au Québec. Bientôt, la plupart des palais de justice auront leur service de « médiation familiale ».
La médiation effectue même une percée dans le champ des affaires pénales. 3 cercles concentriques :
– 1er cercle : le plus proche du système pénal. Le juge ou le substitut joue le rôle de médiateur dans les petits litiges, ou ceux où l’intention délictueuse est faible.
– 2ème cercle : la médiation privée : tribunal décide de renvoyer l’affaire à un centre privé de médiation si objet du litige n’excède pas 1000 dollars
– 3ème cercle : infractions plus graves. Community Boards, centres de médiation composés de bénévoles d’un quartier : effort pour aider les parties à trouver elles-mêmes la solution d’apaisement. Il s’agit là vraiment d’une justice alternative. L’accord auquel on parvient n’a par lui même aucune valeur juridique. Ici la notion de territoire est importante. Le cadre de référence = le quartier, dont la cohésion est menacée par le conflit.
B- L’ordre négocié en France
Développement de la conflictualité lié sans doute à la destruction de certains groupes intermédiaires de la société française, accélérée par la mobilité géographique : les tribunaux croulent sous le poids des litiges alors que les Français n’estiment guère leur justice. Quand on les interroge, disent régulièrement leur préférence pour un ordre négocié plutôt que pour un ordre imposé. Que faut-il entendre par là ?
– oralité : peut rapprocher mieux que l’écrit. Est la règle dans les relations de face à face. A en outre un effet créateur. En Afrique, une parole prononcée dans certaines conditions n’est pas une simple parole mais mobilise des forces (notamment celles du monde invisible) qui la rendent immédiatement efficiente : même chose dans le cabinet du juge. La Loi et les ancêtres jouent le même rôle dans l’invisible.
– L’engagement, la parole donnée, occupent une place croissante dans notre système judiciaire : divorce, sanction pénale (cf. mesures d’assistance éducative)
– droit pas évacué, mais sert surtout de point de référence, de modèle flexible adaptable aux situations concrètes (juge des mineurs pourra, par exemple, aménager, voire suspendre son application, en échange de la promesse de s’amender faite par le délinquant).
D’autre part, ordre imposé devient lui-même susceptible de bien des adoucissements : le juge dispose souvent d’un large pouvoir d’amodiation de la sanction : le juge machine est une fiction. L’essentiel des litiges sont tranchés en fait, sans que le juge ait recours au droit positif d’une façon autre que formelle
Reflux de la justice d’État :
– conflits de travail : prud’hommes
– conflits commerciaux
– conflits familiaux : droit étatique et juges hésitent de plus en plus à s’introduire dans les affaires de famille : le droit fait là le choix du pluralisme (par exemple : plusieurs niveaux d’engagements dans le couple entre la cohabitation et le mariage) ; introduction de notions cadres définies assez largement qui donnent au droit un caractère flexible (bon père de famille, danger, intérêt de l’enfant, intérêt de la famille). Droit se fait neutre et construit davantage la famille autour de l’enfant qu’autour des parents : enfant ouvrât des droits à ses parents, enfant créancier de ses parents, enfant sujet autonome de droits.
Ordre négocié encercle les décisions de justice et y pénètre même de plus en plus fréquemment. Mais il se déploie également au delà : rôle de la médiation : cf les instances de médiation, les boutiques du droit nées dans les années 1970 : consultations collectives organisées dans des lieux déjudiciarisés (restaurants, locaux d’associations, etc.), développement de la médiation pénale elle-même. Il existe donc maintenant un marché et une idéologie de la médiation.
On peut distinguer deux grandes catégories au sein des justices délégalisées : celles que l’État tolère ou encourage et celles qu’il rejette.
– celles que l’État encourage ou tolère : groupes secondaires, associations (clubs, partis politiques, ordres professionnels, etc.) ayant leurs procédures d’exclusion et de sanctions : l’organe disciplinaire y use en général des simples recommandations ; le droit disciplinaire s’élabore non à partir de règles codifiées mais au fur et à mesure que se présentent els cas d’espèce, en faisant largement appel aux traditions. La défense est le plus souvent orale, et n’est jamais assurée par un membre &étranger au groupe. L’appel devant une juridiction étatique est exceptionnel : les sanctions sont souvent morales, à base d’ostracisme. Le fonctionnement de nombre de ces groupes ne troublant pas l’OP, l’État les laisse s’autoréguler.
– Groupes formés par les marginaux, délinquants, sectes. L’ordre négocié n’est ici pas seul à fonctionner : l’ordre imposé s’y manifeste aussi avec vigueur. On le retrouve aussi dans des périodes ou des moments de troubles (cf. l’instant justice des ghettos sud africains).
On aurait donc tort de superposer les deux distinctions ordre imposé/ordre négocié et justice étatique/justice non étatique : on retrouve les 2 mêmes modèles à l’œuvre au sein de chaque catégorie de justice.
En outre, très souvent, quand les membres d’un groupe portent leur litige devant une juridiction étatique, cela ne signifie pas qu’elle est supérieure au autres, mais que les rivalités à l’intérieur du groupe sont telles que la justice n’a pas pu aboutir. Parallèlement, dans bien des cas, l’État se décharge volontiers du règlement de certains litiges sur des justices alternatives, ce qui l’aide à désengorger son appareil judiciaire. Mais ne risque-t-on pas, dans ces conditions, d’aboutir à une justice à deux vitesses ? C’est l’un des reproches adressés aux justices alternatives.
§II- Limites et risques des « justices alternatives »
A- Les risques des justices informelles
Expérience US, + ancienne, a montré plusieurs pbs. 2 grandes séries de pbs.
– Critiques formulées par R. L. Abel : justices alternatives maintiennent en réalité le contrôle étatique en le dissimulant sous les masques de la non coercitivité et de l’absence de formalisme : justices surtout utilisées par les classes les pus pauvres, les classes moyennes et supérieures ayant recours aux juridictions classiques, avec ses coûts, mais aussi ses garanties. Loin d’être bénigne, la justice informelle utiliserait simplement des moyens plus souples de domination des faibles (ainsi qui sait combien de secrètes injustices cachent les divorces par consentement mutuel ?). Ne servirait nullement à restaurer les relations communautaires, mais les détruirait au contraire en raison de son inspiration essentiellement individualiste. Nouvelle corporation de professionnels de la justice informelle.
En réalité, ordre négocié n’est ni bien ni mal en soi : neutralité qui rend déterminante les modalités de son utilisation.
– Autre problème : le délaissement des rituels. Il ne faut pas confondre le formalisme (qui est un pb) avec l’exigence de formes, qui constitue une garantie pour les plaideurs (comme la check list pour les passagers d’un vol). En outre, les rites constituent une conduite symbolique et nous avons besoin des incarnations qu’ils réalisent. Ainsi, le rituel s’amplifie au fur et à mesure que l’on monte dans la hiérarchie des juridictions, signe de la gravité croissante des procédures. Culmine dans la cour d’assise : la dramaturgie du procès pénale est celle de l’exclusion : l’accusé reconnu coupable est, à des degrés divers, retranché de la société. Le rituel privilégie le rôle des avocats qui représentent les parties : ils introduisent le conflit dans une procédure codifiée de règlement visant à le désarmer, à l’éteindre, à restaurer la continuité de l’échange social.
L’absence de formes et de rites peut donc conduire à une perte de sens, et même à de graves malentendus, dans la mesure où l’on assiste moins, en réalité, à une annihilation de toutes formes qu’à leur remplacement par d’autres, moins palpables, beaucoup plus difficiles à interpréter.
Cf. ce qu’écrit A. Garapon sur l’audience de cabinet (audience de jugement avec juge unique) : « La tentation est grande alors de cacher son imperium et de faire croire aux justiciables que la décision qui est prise n’est pas coercitive. En d’autres termes, le risque consiste à transformer l’audience, qui demeure par définition combat, en une sorte de conversation de salon. Les justiciables ont de plus en plus de mal à faire la différence entre la simple audition, la conversation de courtoisie et la décision elle même. »
L’insécurité paraît s’accroitre lorsqu’on passe à des procédures où tout juge est absent. Analyse du contentieux judiciaire fait apparaître une augmentation des litiges secondaires portés devant les tribunaux : l’une des parties rompt l’accord obtenu sous le charme du conciliateur ou du médiateur.
B- Les obstacles à la médiation
La recherche du consensus n’est pas conforme aux valeurs des sociétés occidentales modernes, dominées par l’idéologie de l’individualisme et de la compétition. La médiation et la conciliation supposent, pour réussir, une certaine communauté de vie, un partage des mêmes objectifs. L’accroissement de la densité sociale et démographique favorise la multiplication des conflits, tandis que l’augmentation de la taille des unités sociales entraine la diminution des relations de face à face et que s’affirme l’individualisme. Dans ces conditions, le maintien d’une communauté de vie et de valeurs devient difficile, et le recours aux techniques de l’ordre négocié plus malaisé. Dans une société complexe, la pente naturelle est celle du jugement et du droit impératif.
Pourtant, tout n’est pas joué :
– d’abord, les sociétés modernes ne sont pas monolithiques : se composent d’une multitude de groupes secondaires au sein desquels se reconstituent des relations de face à face et de style communautaire qui sont ceux des sociétés traditionnelles. , entrainant un recul de l’ordre imposé au bénéfice de l’ordre négocié. Des études ont montré que les justices alternatives des EU ne réussissent que si les parties ont des liens multiples préexistants au conflit, si elles ne sont pas séparées par des liens socio-économiques trop importants et si elles ne cèdent pas à la tentation de transformer leurs querelles en questions de principe.
– Une société repose aussi sur ses représentations mentales, c’est à dire sur l’image qu’elle se donne d’elle même, à travers ses valeurs culturelles dominantes. Or, ds les sociétés post-industrielles, à tort ou à raison, la recherche et la valorisation du consensus tendent à rendre obsolète la vieille lutte des classes. Parallèlement, l’État et son droit évacuent un certain nombre de territoires occupés depuis le début du siècle : pression de la société civile + contraintes budgétaires.
Il convient dès lors de se garder de deux écueils, pour que l’ordre négocié puisse prospérer dans des conditions satisfaisantes pour tout le monde.
– 1er écueil : la persistance voire l’accroissement des disparités socio-économiques : à partir d’un certain degré d’inégalité, l’ordre négocié n’est plus possible. En d’autres termes, le recul de l’État serait gros de dangers s’il n’était compensé d’aucune nouvelle solidarité : les sociétés acéphales ne peuvent fonctionner, pour leur part, que grâce à la force de ces réseaux de solidarité élémentaire.
– 2ème écueil : l’épreuve de la diversité : risque du communautarisme et du « tribalisme » : l’ordre négocié ne doit pas se nuer en une balkanisation de la société.
[1] Droits, 11, 1990, p. 67.
[2] N. Rouland, Aux confins du droit, p. 15.
[3] J. Koubi, « En quête d’harmonie. Le divorce chez les Toradjas », Droits et cultures, n°15-16 (1988), p. 5-45.
[4] Rhétorique, I, 13.
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